Note de lecture par Sylvie Prolonge
« C’est le 4 Mars 1935, un beau matin de début de printemps. Je commence mon grand nettoyage. (…) Cela fait 29 ans que j’essaie de mettre de l’ordre dans la maison ; à cause d’une faiblesse pathologique, d’un manque de soin révélateur, je n’ai pas réussi. Cela fait vingt-neuf ans que je range des choses dans de répugnantes collections de tiroirs. Cette année je triompherai des tiroirs ; la discipline que je m’impose est assez totale. Je mettrai chaque épingle, chaque bout de chiffon, le moindre iota de la villa, à sa place, et tout sera magnifiquement propre. Mais je suis finie, je suis complètement vaincue, il ne me reste plus que le suicide. Je mets la villa en ordre pour ma mort. Quand le fourneau sera assez propre, j’ouvrirai le gaz. »
Telles sont les terribles phrases qui ouvrent Prélude à un Nettoyage de Printemps, Fragments d’une autobiographie d’Anna Wickham, nom de plume d’Edith Alice Mary Harper épouse Hepburn publié aux Éditions des Cendres en 1991 dans la traduction de Jean-Louis Chevalier. C’est le seul livre traduit en français d’une poétesse anglaise de la première moitié du XXème siècle (1883-1947) dont l’œuvre poétique vaste et multiple est encore aujourd’hui quasi inconnue en France. La parution anglaise est posthume, elle date de 1984 sous le titre de Writings of Anna Wickham edited by R.D.Smith Virago Press.
Dans ces premières pages, Anna Wickham tente de justifier son projet autobiographique. En 1935, à 52 ans, elle s’installe dans la prose pour dérouler sa vie, remonte aux origines de sa famille, du côté du père (les paysans et les musiciens), de la mère (les ouvriers et les instituteurs), de son mari et sa belle-famille (les grands bourgeois des villas de Croydon), elle étale le récit familial sur plus de soixante pages avant d’arriver à sa propre naissance le 07 mai 1883, déploie ensuite son existence sur cent-vingt pages environ et l’arrête net aux événements de 1909 privant ainsi le lecteur de ce qui est advenu jusqu’en 1935. Il est temps pour elle de comprendre pourquoi elle se considère comme une erreur sur terre.
« Tout en accomplissant ce tour de force – mettre en ordre et nettoyer la maison – j’écrirai une analyse de moi et l’histoire de mes 29 années de vaines tentatives. (…) Le soulagement d’écrire me donnera de l’énergie nerveuse et physique nécessaire à la poursuite de ma tâche. J’écris aussi parce que je suis une femme artiste et que l’histoire de mon échec mérite d’être connue ».
C’est une autobiographie inachevée. Il ne faut pas le perdre de vue. La narration s’arrête juste avant la naissance de John son deuxième fils en 1909 et son internement par son mari du 28 Mai 1913 au 17 Septembre 1913, dans un asile sinistre de la forêt d’Epping pour avoir osé écrire des poèmes.
Derrière le beau et austère visage qui orne la couverture de Prélude il y a le destin d’une femme qui a laissé un grand souvenir dans le monde anglais des lettres et des arts de l’entre-deux guerres. Ce ne sont pas ces heures de gloire qui sont évoquées dans Prélude, mais il faut savoir qu’elle a séjourné à Paris dans les années 20, y a rencontré Natalie Barney avec qui elle a entretenu une longue correspondance, dont elle a fréquenté le fameux salon Rue Jacob. Tandis que ses poèmes paraissaient dans diverses anthologies, entre 1911 et 1921, elle rencontrait, entre Montparnasse et Montmartre, Lucie Delarue-Mardrus, Ezra Pound, Sylvia Beach, Djuna Barnes, Berenice Abbott. Tout cela n’est pas raconté dans Prélude. Seule en témoigne la préface que son fils aîné James rédige, en résumant à grands traits la vie audacieuse et mouvementée de sa mère entre 1909 et 1947, déchirée entre sa vie de femme et son désir de s’affirmer en tant que poète.
Lire cette préface avant le texte autobiographique, traduite en français elle aussi à l’occasion de la publication de 1991, permet de mieux comprendre pourquoi Anna Wickham a éprouvé le besoin de faire en 1935 un bilan amer de sa vie et de démontrer la lente formation d’un sentiment d’échec insurmontable. Elle raconte avec une précision extrême sa formation intellectuelle et morale en remontant aux origines de ses ancêtres, ce qui donne lieu à une véritable chronique sociale de l’époque victorienne et édouardienne. Depuis sa naissance par forceps et son cri vital de bébé posé sur une commode, car il faut sauver sa mère avant de s’occuper d’elle, son enfance entre la boutique d’accordeur de pianos de son père à Wimbledon puis la migration en Australie sous l’impulsion de sa mère, toute son adolescence dans le Queensland puis à Sydney jusqu’à son retour émancipateur à Londres quand elle a 20 ans, entre un père qui croit en ses talents de poète et à qui elle fait la promesse de le devenir et une mère quelque peu théâtreuse et débrouillarde, « sorte de génie ignorant » qui avait en elle tant de ressources qu’elle aurait trouvé le moyen de « gagner sa vie sur une île déserte », on assiste à l’ascension rapide de la future Anna Wickham (pseudonyme choisi en souvenir de la promesse faite au père lors d’une promenade dans le quartier de Wickham Terrace de la ville australienne de Brisbane) douée pour le chant et la poésie. Elle séjourne à Paris pour parfaire sa voix auprès de Jean de Reszke juste avant son mariage avec l’avocat et astronome amateur Patrick Hepburn en 1906, formation vocale qu’elle abandonne bien vite pour suivre jusqu’à épuisement son mari dans ses randonnées de photographe amateur d’églises romanes.
Toute sa vie est faite de départs, de retours, de séparations et de retrouvailles, de déménagements, d’emménagements, de remue-ménage en tout genre, d’ordre et de désordre. Le livre se lit comme un plaidoyer en faveur de l’imagination et du génie créatif d’une femme qui n’a pas voulu être réduite à un fired-pot ou un nécessaire de couture.
La suite, il faut aller la chercher dans ses poèmes, plus à même de prendre le relais de la prose pour cerner et creuser son sentiment d’être une erreur sur terre. Anna Wickham n’ouvrira pas le gaz comme elle le disait dans son autobiographie de 1935 mais se pendra à une porte-fenêtre en 1947.
Trois ans après Prélude, en 1938, elle écrit, entre autres, un poème-fleuve de plus de dix pages, intitulé Life Story (Reverie) qui reprend et exacerbe son sentiment d’échec. Sa vie était guidée par des polarités inconciliables : son père voulait qu’elle soit poète ; son mari désirait l’inverse. Elle aimait l’ordre mais voulait la liberté. Sa poésie toute autobiographique et confessionnelle est vive et impulsive, révoltée et exaspérée, d’une énergie pure transmise dans des vers en rafales.
L’enfermement de quelques mois imposé par son mari ne la soumettra pas. Bien au contraire. Il lui permettra de prendre conscience de la nécessité pour elle d’écrire et de s’imposer en tant que poète. Deux autres fils naîtront une dizaine d’années après les deux premiers, après la première guerre mondiale. La maternité (assumée) est un thème majeur de son œuvre poétique. Le troisième fils meurt à 4 ans de la scarlatine, ce qui éloigne à nouveau Anna de son mari ; elle s’enfuit à Paris où elle rencontre Natalie Barney et goûte la bohème artistique. Son mari disparaît au Noël 1929 lors d’une imprudente randonnée dans la région des Lacs au Nord de l’Angleterre. Autant de circonstances qui ne sont pas racontées dans Prélude mais qui sont là dans l’esprit tourmenté de celle qui commence son récit de 1935. A Londres, elle finira par reconstituer sa vie dans une maison appelée La Tour Bourgeoise où de nombreux artistes, écrivains et poètes trouveront souvent refuge. Difficile à ranger et à entretenir cette maison…entre l’écriture d’un poème et un soufflé qui cuit dans le four de la cuisine.
Je ne pouvais rester sur l’inachèvement de cette autobiographie. J’ai cherché tous les documents possibles sur sa vie et son œuvre, tous en anglais, notamment la biographie de Jennifer Vaughan Jones A Poet’s Daring Life. Le dernier recensement de ses nombreux poèmes est l’ouvrage de Nathanaël O’Reilly (New and Selected Poems of Anna Wickham, 2017).
Je viens d’écrire un livre, encore inédit, qui déploie ce destin tragique : Un Printemps avec Anna ou Le Jour du Rangement Dernier. Je suis en train de traduire l’ensemble de ses poèmes avec la complicité de sa petite-fille Jessica Hepburn qui vit à Londres.